Mon locataire commerçant affirme qu’ayant été privé de la jouissance des locaux du fait des mesures administratives de fermeture, aucun loyer ne serait dû pour mars et avril 2020. Il cite plusieurs publications juridiques en ce sens. Dois-je vraiment tirer un trait sur ces deux mois de loyer ?
D’autres propriétaires ont, comme vous, reçu un courrier qui, s’appuyant sur un certain nombre de commentaires juridiques, affirme qu’aucun loyer ne serait dû pour la période où le magasin a été fermé.
Il existe certes des arguments en faveur de cette analyse. Il semble en effet que l’obligation de délivrance ou celle d’assurer la jouissance paisible qui pèsent sur le propriétaire sont « objectives » : à partir du moment où un locataire ne peut plus exploiter son commerce dans les lieux loués, il faudrait considérer que le bailleur manque à ses obligations, même si c’est un tiers qui empêche l’exécution de l’obligation (mettons à part le cas des voies de fait commises par un tiers). Or, dès lors que le propriétaire manque à des obligations importantes, le locataire pourrait faire valoir l’exception d’inexécution (voir l’article 1219 nouveau du Code civil).
Si le propriétaire peut faire valoir un cas de force majeure (la fermeture administrative décidée par l’Etat), cette force majeure permet seulement d’échapper à une demande de dommages-intérêts de la part du locataire pour mauvaise exécution du contrat, non d’échapper à l’exception d’inexécution. Il s’agirait ici d’une application de la théorie dite des risques (« res perit débitori », la chose est perdue pour le débiteur). Le risque pesant sur le débiteur, il assume seul les conséquences d’une impossibilité d’exécuter son contrat. Il n’a pas à payer des dommages et intérêts, mais son cocontractant n’a plus à payer.
Cependant, c’est dans un esprit très partisan que les courriers reçus ces derniers mois par les propriétaires prétendent que la doctrine est unanime sur cette question. Bien au contraire.
Le professeur Jean-Pierre Blatter, l’un des auteurs les plus en vue en matière de baux commerciaux évoque la grande difficulté qu’il y a à se déterminer en la matière (Le bail, le covid-19 et le schizophrène, AJDI, avril 2020, p. 245). Il n’est pas le seul à douter que le manquement à l’obligation de délivrance soit avéré. Selon un cabinet d’avocats renommé, « il n’y a pas inexécution de son obligation par le bailleur ; c’est le fait d’un tiers - mesure administrative de fermeture - qui a privé le locataire de l’utilité du local ; pour autant, il en conserve la disposition sans qu’aucune entrave ne vienne du bailleur. Il faut donc également écarter cette possibilité » (KPMG avocats, lettre d’information du 3 avril 2020). D’autres encore évoquent un problème d’imputabilité : « les articles 1219 et suivants du Code civil ne peuvent autoriser le locataire à ne pas exécuter ou à suspendre ses obligations au motif de l’inexécution de l’obligation essentielle de délivrance du bien loué. Il faut que le locataire établisse la gravité du manquement et son imputabilité au bailleur. La gravité de la fermeture des locaux ne fait pas de doute. Quant à l’imputabilité, les textes emportent suspension de l’obligation de délivrance du local pour la durée de la prohibition » (La Semaine Juridique Edition Générale n° 19, 11 Mai 2020, 614, « Il n’est pas possible de trouver dans ces textes de crise une base légale solide pour mettre en cause les obligations financières d’un locataire ordinaire ». - 3 questions à Joël Monéger, professeur émérite à l’université Paris-Dauphine-PSL). En définitive, la question est loin d’être réglée en doctrine et un début de solution ne viendra qu’avec les premières décisions judiciaires, dans plusieurs mois. Pour l’heure, toute place est laissée à la négociation. A vous de voir, en fonction de votre situation et de celle de votre locataire, si vous entendez réclamer les loyers dus1 (bien évidemment, il faudra saisir le juge en cas d’échec et sans que l’on puisse présager de sa décision) ou accepter une franchise de loyer, même partielle. Cette négociation s’inscrit sans doute dans une discussion plus globale sur l’avenir du bail, l’épidémie de Covid-19 touchant durablement les habitudes et l’économie. On peut par exemple céder sur les loyers passés contre des garanties sur les loyers futurs. Ou à l’inverse tenir sur les loyers passés mais proposer des aménagements pour le futur. Pour mener les négociations, vous pouvez vous inspirer de la « charte de bonnes pratiques entre commerçants et bailleurs pour faire face à la crise du covid-19 », laquelle a été signée le 3 juin dernier par des fédérations de bailleurs (dont l’UNPI) et des fédérations de commerçants (https://www. unpi.org/fr/charte-bonnes-pratiques.html). Cette charte n’a aucune valeur normative mais propose plusieurs solutions afin de résoudre les situations qui peuvent le plus donner lieu à blocage (n’hésitez pas à solliciter votre Chambre de propriétaires à ce sujet). En cas de désaccord persistant, adressez-vous à la commission départementale de conciliation des baux commerciaux, où siègent des représentants des locataires et représentants et les chambres UNPI en tant que représentantes des propriétaires. Par une circulaire du 22 juillet 2020, les ministres de l’Intérieur et de l’Economie ont en effet demandé à ce que ces commissions traitent des dossiers de défauts de paiement liés à l’épidémie de Covid-19, même s’ils n’entrent pas en en principe dans leur compétence.